dimanche 11 mars 2012

Présentation de Fleur Habitson, auteur de Plume, pinceau et bistouri par Catherine Billetfranc


                                              Le cordon sans fin (segment 1 à 52)


Notice 1


Dernière muse d’Alberto Fushni, cette collectionneuse de renom se vit jadis confier par Easy Art la mission somme toute délicate de relater la très paradoxale posture intellectuelle de son défunt compagnon, qui parvint, non sans brio, à faire la preuve de sa stérilité artistique. Le récit de cette démarche singulière a été publié sous le titre Plume, pinceau et bistouri, trois mots d’argot désignant le sexe masculin. A la mort d’Alberto Fushni, Fleur Habitson hérita non seulement des objets et peintures constituant le fabuleux cabinet des hypothèses masquées mais également de l’invitation à poursuivre la déclinaison de la célèbre partition 28 élaborée autrefois par Patti Iron et mise en forme vingt-huit ans plus tôt par son amant, partition dont l’actualisation est plus connue sous la dénomination du cordon sans fin (segment x à y). Depuis le décès à Tsal Jaldoum de celui que, de manière par trop réflexe, elle continue d’appeler son maître, elle n’a sollicité le secours d’aucun vivant. Est-elle devenue maître à son tour ? A l’évocation de cette pensée, elle rit d’elle-même et le sarcasme lui vient pareillement aux lèvres, insulte délicieuse où l’orgueil joue avec l’humilité dans une parfaite conscience de soi. Souvent, son mentor aimait à l’entretenir de cette occupation inférieure qui consiste à former des disciples : c’était presque toujours pour se reprocher d’avoir besoin d’elle. Toujours, il s’étonnait qu’on pût accepter de plein gré la servitude d’avoir une descendance intellectuelle. N’est-on pas toujours esclave, disait-il, de celui qui vous imite et qui cherche à vous prolonger ? Et elle, a-t-elle encore besoin de lui ? Le parcours initiatique de Fleur Habitson dans le champ de l’art à contretemps démarra assez tôt, alors qu’elle n’était âgée que de seize piges. Pourtant, elle se souvient encore distinctement de ce moment-clé où sa vie bascula. La rencontre déterminante avec son Baragouineur des Etoiles se fit dans l’immense burlingue de son dabe, et ce fut, pour ne rien vous cacher, une véritable commotion. En s’apprêtant à tourner la poignée en cuivre de la lourde, elle n’était encore effleurée par le moindre pressentiment se rapportant à la révélation qui l’attendait en ce début d’après-midi d’été suffocant. De surcroît, qui aurait pu lui prédire qu’en cet endroit si familier, en plein cœur de nulle part, son destin allait définitivement se sceller ? A l’instant où elle poussa la porte, d’emblée, c’est à une variété assez inédite d’extra-terrestre que ses mirettes eurent affaire. Assis face à son géniteur, à qui il était en train de faire un gentil brin de causette, elle ne vit tout d’abord que son dos, puis seulement ensuite, tatoué à l’arrière de son crâne glabre, en guise de révélateur d’une absence totale de cresson sur la cafetière - je fais allusion, ici, à sa caboche tondue et luisante -, un spermatozoïde stylisé qui devait bien mesurer, mon dieu, onze centimètres de hauteur. Dès lors, elle n’eut d’yeux que pour cette bestiole comique qui semblait lui être montée au ciboulot. Au lieu de se bidonner, de se boyauter en sourdine, comme l’aurait sans doute fait n’importe quelle autre gamine surprise par tant d’incongruité, par semblable bizarrerie, son premier réflexe - étrange préoccupation, lorsqu’elle y repense aujourd’hui - fut de s’enquérir de l’âge du monsieur auprès de sa dobe : à l’évidence, les premières informations qu’elle recueillit de sa Parleuse avisée indiquaient que tous les espoirs lui étaient encore permis, car il n’avait, selon sa mère - qui était toujours extraordinairement bien rencardée -, guère davantage que vingt-huit ans de plus qu’elle. En découvrant tout à trac son incroyable sac à mots, je veux parler de ce jargon particulièrement tarabiscoté qui la laissa momifiée, elle n’eut plus qu’un désir, celui de coller son esgourde à cette conversation abracadabrante qu’il anima durant plusieurs plombes d’affilée autour d’un sujet des plus troublants, sujet qui fut cependant totalement hermétique à la pisseuse fort insouciante qu’elle était alors. Cet homme qui la fascinait était une créature empêtrée dans l’archéologie des vocables, un fanatique de la futilité universelle. Il possédait cette faculté de modifier son vocabulaire, son accent et jusqu’au son de son timbre, selon la Carne Balbutiante qui lui donnait la réplique. La politesse exigeait, selon lui, ce genre de concessions, accommodation au dialecte de son interlocuteur, avec des variantes à l’infini. 


Catherine Billetfranc, critique d'art de la revue Postures.





samedi 10 mars 2012

Présentation de Fleur Habitson, auteur de Plume, pinceau et bistouri par Nita Sisteroli

                La revanche d'Athéna d'Ignolargo Sefes (1893), ou le dé-jugement de Pâris



Notice 2

Au contact d’Alberto Fushni, Fleur Habitson apprit très vite que c’est le refus de se servir de certains mots qui crée le style, beaucoup plus que ceux que l’on emploie. Son paternel, qui, selon ses propres dires, n’était pas le dernier des imbéciles, était fortement lié à ce clapet à bagoulances, par l’une de ces amitiés à pincettes qui commencent invariablement par exclure la confidence et qui, bientôt, omettent définitivement le dialogue. Ce poilant de ses vioques qui vint, par la suite, assez régulièrement becqueter à la bonne franquette, lui paraissait relever d’une autre dimension. Sa nonchalance la laissait perplexe et admirative. Il ne se hâtait vers rien, ne suivait aucune direction, ne semblait se passionner pour aucun autre sujet que celui qui le faisait tchatcher à volo. D’ailleurs, hormis les rares parenthèses durant lesquelles il transpirait vraiment de la coiffe, laissant alors à sa baveuse la possibilité de s’enflammer pour des bricoles particulièrement chiadées, il donnait, le reste du temps, l’impression drolatique qu’il avait absorbé un soporifique à la naissance, sédatif dont l’effet prolongé lui permit d’ailleurs de conserver, au fil des ans, ce sourire narquois surplombant les événements, rictus sardonique qui la subjugua jusqu’à cet instant crevure où La Parque l’emporta. Il avait les œillades les plus coquines de la terre, et peut-être même de ses environs immédiats, et pourtant son regard mouillé de chien insuffisamment caressé donnait toujours envie à Fleur Habitson de lui planter un thermomètre dans le fion, afin de prendre la température de son cœur. On sentait que ce garçon s’était égaré ici-bas, dans notre pourrissoir des âmes, comme il se serait sans doute égaré en n’importe quel point de la galaxie. Quand il était comme ça dans son trente-sixième dessous, il paraissait habité par une connaissance qui enlevait définitivement poids et portée à tout ce qu’il faisait, et qui semblait lui murmurer qu’aucun geste qu’on exécute ne vaut qu’on y adhère, que rien, absolument rien ne peut être rehaussé par quelque trace de substance, que ce que l’on nomme « réalité » est du seul ressort de l’insensé. Adulte, lorsque son vocabulaire s’étoffa, lorsqu’elle parvint à le muscler et à le diversifier par mimétisme, elle comprit que ce mariole - dont, entre temps, elle était devenue la maîtresse - ne faisait que fuir élégamment la catastrophe de sa naissance et qu’il se démenait en vain pour essayer de l’oublier. Elle apprit incidemment, dans les cycles ovariens qui succédèrent à ses dix-huit printemps, par le crachoir de quelque Judas de circonstance, par la salive de quelque aliboron pontifiant qui osa cyniquement se prétendre son poteau, par la bave d’un certain Ben Harsiflout, que le bavardage par lequel Alberto Fushni était parvenu à l’envoûter n’était pas même de lui ; mais peu importait à Fleur Habitson : à ses yeux, il reflétait l’univers entier. Chaque fois que Fleur Habitson rencontrait Alberto Fushni, elle était prise d’une peur panique, identique à celle que doit connaître un gonocoque lorsqu’il voit débouler un torrent de streptomycine. Ce n’était pourtant pas son corps menu qui l’attirait, paix à son âme ! Loin de là, ajouterons-nous sans méchanceté ! Car même si son enveloppe charnelle n’offrait rien de franchement repoussant, toute sa vie durant il fut néanmoins
dans l’incapacité de lui proposer ne serait-ce que deux de ces fesses bien charnues ou l’un de ces chibres turgescents qui font irrésistiblement mouiller le porte-monnaie à moustaches de toutes les gisquettes de sa complexion : si Alberto Fushni avait été l’heureux détenteur ne serait-ce que de quelques petits deltoïdes rondouillets - le pauvre -, nul doute qu’il aurait tenté de les exhiber ou de les hausser, mais chacun sait qu’une bouteille de Château-la-pompe n’est jamais parvenue à hausser la moindre épaule. Sa petite voix de craie à rayer les écoutilles, sa mélodieuse diction d’ocarina - ou peut-être de robinet déglingué - avait parfois de surprenantes inflexions de castrat, et donnait toujours l’impression qu’elle était sur le point de définitivement s’emballer. Bien qu’indéterminée au possible, cette voix parvint cependant à ouvrir le cœur de Fleur Habitson, ou plutôt entraîna en elle ses propres raisons ; elle y déposa ses désirs, puis pénétra en ses cellules avec une évidence qu’elle fut bien incapable de contrecarrer. A cette voix, elle se soumit d’emblée, mais tout autant à cette élocution passionnée, à cette ferveur mobile du regard, à cette inégalable maïeutique, à la fois tendre et persuasive, sans oublier cette anesthésiante charité méridionale de la jactance et du geste. Il plaisait, il plaisait toujours à ses portugaises à l’affût de s’abandonner à tant de grâce dissertante, et elle se laissait alors ravir, tel un bouchon de liège, en la douceur du fil des eaux de son infatigable Parleuse. En la compagnie de cet homme, la vie lui semblait se résumer à un tour verbal, à un sophisme. Cet être s’efforçait en permanence de cacher, de ne pas dévoiler l’inextricable labyrinthe de sa réflexion et parlait comme en marge d’une conversation dont il était pourtant toujours le centre. Il préférait le ton interrogatif, et modestement consultatif, à l’affirmation magistrale. Jamais il ne pontifiait, ou alors par jeu. Lorsque son éloquence se faisait hésitante, prudente, tremblante même, c’est qu’il voulait vous faire l’honneur de vous décortiquer les étapes et les doutes de sa pensée, la segmentant à loisir afin de mieux vous en révéler son processus constitutif. Son tempérament l’obligeait à flotter, à s’éterniser dans l’équivoque. Les mouvements si expressifs de ses menottes, qui accompagnaient invariablement son baratin, comme d’ailleurs toutes les autres vibrations de son corps gracile, n’étaient chez lui que manifestations de l’esprit. Telles étaient les sensations d’une jeune fille éperdument amoureuse ! 

Nita Sisteroli, critique d'art de la revue Postures.

vendredi 9 mars 2012

Présentation de Fleur Habitson, auteur de Plume, pinceau et Bistouri par Ben Harsiflout

                    Salle n° 28 de la bibliothèque du sanctuaire des hypothèses masquées



Notice 3

Les fatalités du cœur sont insondables, autant qu’imprenable la place qu’occupent les êtres que nous préférons sans raison. Cependant, la manière dont Fleur Habitson ressentit émotionnellement sa première rencontre avec cette carne spécieuse dont elle allait s’enticher nous informe évidemment bien moins sur la complexion mentale de son ancien compagnon que sur le fait que, lors d’une première confrontation, nous sommes généralement bien plus sensibles à ce qu’une machine à causer manifeste d’autorité verbale ou d’assurance physique qu’à ce qu’elle retient par pudeur ou savoir-vivre. Il est fichtrement rare que réserve ou discrétion puissent être perçues en cette circonstance comme des qualités ; en tout cas nous ne leur pardonnons que très rarement l’ennui qu’elles génèrent, et nous sommes volontiers enclins à voir dans leur tiédeur une faiblesse congénitale. La rencontre amoureuse ne se présente-t-elle pas précisément comme l’un des rares épisodes de l’existence où il nous agrée que l’autre vienne bousculer notre sensibilité, puisque l’essentiel est de le voir se découvrir, révélant au
passage quelques imperfections attendrissantes, certaines tares troublantes inhérentes à son tempérament, et qui nous dispensent, pour un temps, d’avoir à révéler les nôtres. Aussi, tout ce que Fleur Habitson nous dit dans son livre sur ce qu’elle éprouva pour son mentor n’est qu’une poignée de misérables notes sentimentales en marge d’un texte aujourd’hui totalement effacé. Nous pouvons certes déduire, d’après le sens de ces notes, ce que devait être la teneur générale du texte relatif à la carne verbeuse dont elle a décidé de prolonger la pensée, mais il n’en restera pas moins un doute en suspens, car les sens possibles sont bien différents selon la subjectivité de la plume de celle ou de celui qui, jadis, prenait justement ces notes. L’olibrius dont elle se gargarise n’est pas tout à fait celui que j’ai connu. Et, pour tout bonnir, je ne le retrouve que sur un point : à coup sûr, je peux le confirmer, il se serait sans doute égaré en n’importe quel point de la galaxie ! Pour le reste - et je tiens à parler avant tout de ses relations affectives avec ses proches -, il me semble important de témoigner qu’il n’avait de l’amour et de son bon usage qu’une approche superficielle et totalement décorative. Il était davantage enclin aux passions visuelles qu’à toute cette gymnastique transpirante, qu’à tout ce frotti-frotta sentimental, qu’à tout ce mic mac de la chair dont la seule dignité tenait, selon lui, à cette affection vaguement désabusée qui, dans le meilleur des cas, survit à un instant de bave. Je ne me souviens pas l’avoir entendu dire qu’il ait aimé, chez quelqu’un, autre chose que le « tableau », le décor, l’apparence pure et simple. Il n’aimait qu’avec son regard, jamais avec son imagination, car il possédait cette faculté de ne rien projeter sur l’image qui le séduisait. Il n’y avait rien de psychologique dans ses attirances et l’interminable cortège de bestioles costumées et de bébelles qui défilent en permanence sous nos mirettes dans le laboratoire des humiliations n’était pour lui qu’une galerie de tableaux sans fin, dont l’intérieur ne le captivait absolument pas. Il ne s’y intéressait tout simplement pas parce que l’âme lui semblait quelque chose de bougrement monotone, et pareillement identique chez tout le monde ; seules en différaient, selon lui, quelques manifestations individuelles marginales, et la meilleure part en était ce qui d’un être s’imprime dans le rêve, l’allure et les gestes. Il considérait que voir et entendre étaient les seuls sens à caractère noble que la vie pouvait nous offrir, les autres étant plébéiens et charnels. La seule posture aristocratique envisageable consistait, selon lui, à ne jamais s’approcher de quoi que ce soit, à ne jamais rien toucher. C’est dire si sa lubie intellectuelle consistant à hiérarchiser les sens était encore largement inféodée à une forme écœurante d’attachement sentimental au pourrissoir des âmes ! Que pouvait-il donc bien trouver de « noble » dans toute cette viande accoutrée qui n’avait pour seul idéal que de changer, au rythme accéléré des modes, la longueur ou la couleur de leurs hardes, et de s’abrutir, nuit et jour, à en perdre le discernement, dans une apocalypse sonore ? 

Ben Harsiflout, commissaire d'exposition et directeur de la revue Postures depuis 1995.


jeudi 8 mars 2012

Présentation de Fleur Habitson, auteur de Plume, pinceau et bistouri par Sonia Estrilit

                     Salle n° 7 de la bibliothèque du sanctuaire des hypothèses masquées




Notice 4

Si, en apprenant la disparition d’Alberto Fushni, Fleur Habitson se réfugia instinctivement dans ce sanctuaire des hypothèses masquées qu’il fit édifier, à l’automne de sa vie, en bordure ouest du contrefort escarpé qui surplombe les terres basses de Tsal Jaldoum, si elle entreprit avec une sorte de dévotion superstitieuse le seul pèlerinage qui pût encore lui promettre une émotion, une inspiration, une traversée, c’est, à l’évidence, pour combler je ne sais quelle vacance. Souvent, elle se reprochait d’avoir trop pris de lui par l’esprit et insuffisamment par le cœur. Mais, à d’autres moments, aussi, cette exigence du sentiment lui semblait d’une absurdité sans nom : la communion par l’esprit est tellement supérieure ; elle participe d’un jaillissement sans cesse reconduit alors que celle des cœurs finit toujours par se noyer dans une paresseuse et complaisante tendresse. Prostrée durant des mois dans un fauteuil devant le portrait de son feu compagnon - portrait réalisé sur le vif par Bernard Lermite -, elle songeait à tous les mythes et à tous les temples que son exilé du cosmos aurait pu encore profaner. Elle se refusait à admettre que, bien avant de disparaître, il avait déjà fait ses adieux au monde : il n’attendait plus depuis longtemps que quelqu’un vienne sonner à sa porte. Parfois, il avait encore le désir de quelque chose de vivant. Alors, il caressait machinalement son réveille-matin ; seule cette présence lui rappelait qu’il n’était pas complètement mort. En convoquant aujourd’hui ce triste épisode que fut le deuil sans fin de Fleur Habitson, je mesure à quel point les derniers jours de la vie d’Alberto Fushni durent également ressembler à un sourire mouillé de larmes.

Sonia Estrilit, rédactrice en chef de la revue Postures depuis 1994.

mercredi 7 mars 2012

Présentation de Plume, pinceau et bistouri, ou le labyrinthe des hypothèses masquées

     Manuscrit original de Plume, pinceau et bistouri, rédigé en langue uqbarienne et déposé au                                           monastère de Valhamönde, en Carélie.



Cet ouvrage combine les caractéristiques du roman et du traité d'esthétique. C'est une fiction iconographique qui constitue l'une des pièces majeures d'un immense puzzle en construction s'intitulant le labyrinthe des hypothèses masquées. Des quatre textes importants qui articulent ce jeu de rôles intergénérationnel, c'est sans conteste le plus long (500 pages). Les trois autres textes sont chronologiquement : 

- Tlön Uqbar OrbisTertius de Jorge Luis Borges, 

- Le cordon sans fin (segment X à Y) d'Alberto Fushni, 

- Burnes, douillettes et roubignoles de Fiona Shulbert.


Pilar El Temouc, traductrice de Plume, pinceau et bistouri.