mardi 17 avril 2012

Genèse de Plume, pinceau et bistouri




A qui s’adresse prioritairement cet ouvrage ? 

Si vous faites partie de ces excentriques qui ont toujours rêvé d’une fable gnostique écrite par Borges, Cioran et Conan Doyle réunis, rehaussée - comme il se doit - par la verve fumiste d’Alphonse Allais et l’esprit oulipien de Perec, alors vous raffolerez de ce détonant cocktail dont le protagoniste principal est un objet blanc insolite en provenance d’une autre planète, artefact pataphysique qui, par le truchement de quelques peintures habilement exhumées, aurait sans doute inspiré de savantes analyses à Daniel Arasse et à Georges Didi-Huberman. Lecteurs francophones, réjouissez-vous : voici, enfin, une traduction intégrale, en gaulois des faubourgs, de l’un des quatre chefs-d’œuvre de la littérature uqbarienne ! 

Eric Tiaf, collaborateur permanent de la revue Postures. 




Un livre se présentant comme brouillon d’œuvre et métaphore du texte sans fin de Roland Barthes (*). 

Plume, pinceau et bistouri relate la manière rusée avec laquelle, il y a fort longtemps, afin de n’avoir pas à commettre cette impardonnable faute de goût consistant à vouloir ajouter, coûte que coûte, une encombrante fumure esthétique ou son petit étron de barbouille, à cette autre et vaste chierie - très organique, non maîtrisable et irrépressible - constituée par les milliards de productions automatiques émanant chaque jour de ces répugnantes fabriques à mouscaille, insatiables alambics à merde qui, de leur malignité défécatrice, corrompent sans discontinuité notre Laboratoire des Humiliations, un petit mariole, résolument hostile à la perspective de collaborer à cette dysenterie générale, et non moins soucieux d’éviter de laisser derrière lui le moindre pet décoratif pouvant témoigner à charge de son passage ici-bas, parvint astucieusement à se soustraire au destin si machinal des Cagueurs de Broques de son temps, en se dotant d’une remarquable méthode de contraception artistique qui lui permit de ne jamais accoucher d’une œuvre d’art dans ce champ structurellement diarrhéique de l’art comptant pour rien… 

Marcel Prout, collaborateur épisodique de la revue Sleeping Pill. 

(*) : pour un bon décryptage de cette présentation peu engageante, ne serait-ce que par la nature des effluves qui en émanent, se reporter à l’indispensable lexique des bizarreries argotiques et autres néologismes uqbariens figurant en fin d’ouvrage. 



Une étrange invitation 

Mieux vaut l’écrire sans tarder : l’ivresse de blesser, tout autant que la rage iconoclaste qui animent de bout en bout ce récit insolent ne manqueront pas d’irriter assez rapidement les terminaisons nerveuses des clampins les moins disposés à se vautrer dans la griserie et le charme des impasses revigorantes. En effet, ce pamphlet repose sur une intime conviction qui pourrait se résumer ainsi : durant tous ces millénaires d’accablante et inutile odyssée, les microbes bavards, les orifices verbeux que nous sommes ont largement eu le temps de démontrer qu’ils étaient le fruit d’une lamentable erreur de programmation ; ils devraient, à présent, postuler ce minimum de décence qui consisterait à s’éclipser collectivement, sur la pointe des pieds.

Bruno Hestifal, collaborateur permanent de la revue Postures.



Petite histoire d’un manuscrit rédigé en langue uqbarienne 

Après quelques transactions occultes, sur la vénalité desquelles les mémorialistes ont estimé, à juste titre, qu’il était inélégant de s’attarder, le manuscrit intitulé Plume, pinceau et bistouri devint, vers la fin du dix-neuvième siècle, la propriété du richissime Lord Erskine, membre charismatique de la Société Londonienne de ’Pataphysique. Cependant, et pour le dire sans ambages, le pauvre grimoire fut loin de rencontrer chez son histrion de propriétaire un esprit suffisamment exercé aux arguties des sociolectes mazdéens pour parvenir à décrypter la moindre ligne de cette voluptueuse langue uqbarienne dans laquelle il était rédigé. Ce n’est qu’à la mort d’Erskine, et grâce à la libéralité de ses héritiers, que Thomas Griffiths Wainewright, toujours au mieux de son art lorsqu’il s’agissait d’aborder obliquement une langue dérivée du Syriaque, put enfin se délecter du bruissement des trois cent soixante feuillets du poussiéreux grimoire. Le très romanesque Erskine nous est le plus souvent dépeint comme un hâbleur fantasque, une espèce de Canaille à Blason qui, de ses expéditions lointaines, prétendait invariablement rapporter des myriades de trésors - issus, comme nous le savons aujourd’hui, de fouilles archéologiques auxquelles il ne participa qu’en imagination. Mythomane impénitent, ce parleur au souffle de marathonien, qui n’eut jamais le cran de s’éloigner des jupes si protectrices de son impériale Albion, n’en devenait pas moins intarissable, dès que l’occasion lui était offerte de relater la genèse de chacune de ses pseudo découvertes, en l’occurrence des objets insolites provenant d’innommables rapines, fétiches et talismans que les chroniqueurs de son temps présentèrent avec une fascination mêlée d’effroi, comme des incongruités visuelles semblant provenir d’un univers inquiétant et fort différent du nôtre. Sans doute, est-ce la raison pour laquelle ces artefacts au statut plutôt mal défini résistent encore de nos jours à toute tentative d’inscription dans un registre lexical connu. Le fait que cette étrange et sulfureuse quincaillerie, arrachée sans vergogne au patrimoine de l’Uqbar, ait été le fruit de brigandages moralement répréhensibles, ou bien celui d’une subtile stratégie d’infiltration de notre planète par d’augustes magiciens peuplant les arrière-mondes, ne préoccupa que très peu notre bateleur en dentelles. En effet, son unique souci fut d’asseoir au mieux sa réputation d’inlassable conteur en exposant ces trophées dans le cadre de son effrayant cabinet de curiosités du vingt-huit Bird Cage Walk. Au mépris de cette indigeste Vérité, que, de surcroît, il estimait sans saveur - c’est du moins ce qui se murmurait à certaines heures finement plissées de la nuit, dans les salons si distingués de la gentry -, ce trublion d’Erskine répandit sans mollir sa chimérique logorrhée, à seule fin de mettre à l’épreuve les certitudes esthétiques de quelques happy few à pedigree, mondains et courtisanes de haute lignée, dont la vie, insouciante, se résumait à un interminable tour de manège dans le sublime de la Représentation, et qui, à rebours de son verbiage virevoltant, s’entêtaient, pour leur part, à définir le goût comme un savoir-vivre débarrassé du commentaire.

Henri Fabultos, rédacteur en chef de la revue Sleeping Pill.



Une attribution auctoriale qui fut longtemps problématique

Bien que je sois disposée à concéder à certains tempéraments férus de divination, ou encore à quelques extravagants non moins fortement épris de sociologie de bazar, le fait que cet ouvrage puisse également se déguster comme une somme inégalable de paralogismes prophétiques portant sur le chatoyant microcosme de « l’art comptant pour rien », il n’en demeure pas moins incontestable que, depuis sa mémorable traduction en langue teutonne - il y a déjà une petite éternité -, Plume, pinceau et bistouri nous a magistralement donné accès à quelques arcanes majeurs de la littérature uqbarienne. A la mort d’Erskine, et grâce à la libéralité de ses héritiers, Thomas Griffiths Wainewright, toujours au mieux de son art lorsqu’il s’agissait d’aborder obliquement une langue dérivée du Syriaque, put enfin se délecter du bruissement des trois cent soixante feuillets du poussiéreux grimoire. Il en apprécia, nous rapporte la chronique, aussi bien la forme générale du style fleuri que les détails croustillants de ses sociolectes gratinés, et, après quelques hésitations, au demeurant fort compréhensibles, en attribua la paternité - ou peut-être même la maternité - à une certaine Fleur Habitson, inconnue, jusque là, non seulement de toutes les polices officielles, mais également de tous les éditeurs londoniens qui battaient fièrement le haut du pavé. Hasard ou caprice du calendrier, il n’en demeure pas moins vérifiable que l’année de cette première attribution auctoriale fut, étonnamment, la même que celle qui vit l’inestimable manuscrit être religieusement déposé à la bibliothèque du très humide monastère de Valhamönde, en Carélie, où seules quelques personnes habilitées purent - dès lors -, non seulement le consulter, mais surtout y perdre définitivement leur latin. A titre subsidiaire, et à l’attention première de tous ces valeureux pataphysiciens de l’herméneutique qui, dans un élan de solidarité active envers l’indomptable peuple Uqbarien, ne manqueront pas d’apporter prochainement leur brillante quote-part interprétative à la valorisation de cette prose espiègle, trop longtemps tenue dans les marges par les innombrables complices de la Machine à Gémissements - par ce vocable, je pense ici, entre autres, à ces pitoyables pourvoyeurs de « lendemains qui chantent carrément faux », à toute cette viandasse à claques, à ces carcasses mollement gesticulantes, à ces pèlerins du vague et de l’approximatif, à toute cette bidoche voiturisée, ordinatorisée et portabilisée, pignoufs qui se maintiennent d’eux-mêmes sous perfusion à l’aide d’une pitance dévitaminée portant l’infâme label de « communication », forme généralisée et quasiment officielle du dernier délire en vogue, vertu d’esclave fraîchement érigée en norme sociale d’abêtissement obligatoire -, il sera sans doute appréciable de savoir que ce document est, encore de nos jours, soigneusement répertorié par les moines archivistes de Valhamönde sous l’ineffable numéro vingt-huit. En outre, je profite de cette petite parenthèse philologique pour conseiller dare-dare la lecture du colossal, de l’indispensable Nomades du gnosticisme, ouvrage dans lequel est relatée l’intrépide épopée de cette petite communauté d’anartistes et de théoristes qui, après avoir courageusement osé l’Exode de la société du biberon et de la couche-culotte, s’installa, il y a fort longtemps, aux confins de ce désert sans plages et sans touristes, portant le joli nom d’Uqbar. Stigmatisé depuis toujours par le Saint Empire Paranoïaque pour l’aspect subversif de ses lignes de fuite actives, tout autant que pour ses frontières à l’élasticité désormais insurpassable, ce territoire définitivement séparé du Monde de la Transpiration - et tout aussi irrévocablement mis au ban des Nations Lapines Confédérées, du fait des virulentes et incessantes prises de position antinatalistes de ses ressortissants -, détient toujours l’incomparable privilège d’être la destination la moins conseillée par les officines d’abrutissement qui œuvrent sans relâche au développement de cette trouvaille juteuse qu’on appelle le tourisme de troupeau. A vrai dire, de mémoire d’autochtone, personne en Uqbar ne semble jamais avoir pris ombrage de cet ostracisme superfétatoire, étant donné que le commerce y est proscrit depuis au moins une éternité ou deux, au même titre, d’ailleurs, que la reproduction des « Moules à Merde qui Parlent » et les miroirs, dont la malédiction commune consiste, comme chacun sait, à multiplier intempestivement les spectres et les mirages.

Catherine Billetfranc, collaboratrice de la revue Postures.



Un manuscrit décrié 

Après Thomas Griffiths Wainewright, quelques éminents Primates Balbutiants bardés de diplômes estampillés, tels Juan Carlos Reynes de Todoblanco, Davidovitch Kordov, ou encore Sir Andrew Marbot, s’empressèrent, au tout début d’un siècle à mains qui sut si habilement se rendre incontournable, de se confronter à un casse-tête sémantique dont leur illustre devancier en uqbarologie avait affirmé, non sans une certaine grandiloquence visionnaire, qu’il était immensément riche en possibles dérapages interprétatifs. Malheureusement, comme dans toutes les circonstances où le destin se refusait à lui octroyer la primeur de l’accès à un manuscrit fraîchement exhumé, le castillan, avec toute la mauvaise foi dont il était coutumier, se composa une attitude boudeuse, daignant tout juste considérer le document comme un brouillon, « ébauche mal dégrossie d’un résumé visant sans doute à présenter les rudiments d’une probable introduction à un hypothétique traité d’iconologie spéculative ». Quant au russe et à l’anglais, ils furent encore plus injustes, voire sommaires dans leur verdict commun, puisqu’ils se bornèrent, de manière puérile, à stigmatiser Plume, pinceau et bistouri, le synthétisant sans nuance dans « Mimesis and possible worlds » comme « un ramassis de propositions désespérantes, un idiolecte hérétique ne visant ni plus ni moins qu’à mettre en charpie les fleurons les plus choucards de notre civilisation ». Comme les plus clairvoyants l’avaient cependant pressenti, à l’automne bien déboisé de leur trop monotone carrière, revenant sans vergogne - mais toujours avec la même suffisance - sur leurs bien inconvenantes déclarations de jeunesse, nos trois insipides fabricants d’opinion s’entendirent comme larrons en foire, afin de brouiller un peu plus les pistes de l’intelligibilité, en attribuant intempestivement la paternité du manuscrit à « Vazya », terme d’origine maropétienne dont la traduction signifie littéralement « le Compilateur » ou encore « le Stérile », selon la variété des contextes qui permettent à ce vocable d’être régulièrement maltraité par les charcutiers de la nuance langagière. Leur seule et unique divergence porta, semble-t-il, selon le compte-rendu détaillé qu’en donna le numéro sept du Grazer Philosophische Studien, sur le genre auquel ils se faisaient un point d’honneur de rattacher le document. Todoblanco et Kordov optèrent assez maladroitement, et surtout avec beaucoup trop de précipitation, pour la catégorie du « roman psychologique ». Seul Sir Andrew Marbot parvint à tirer honorablement son épingle du jeu, en y décryptant le premier exemplaire d’un genre, selon lui, inédit : la « biographie fictionnelle illustrée », genre dans lequel le protagoniste principal - Alberto Fushni - ne serait qu’une pure construction mentale, et sa prétendue production picturale clignotante rien de plus qu’une magnifique suite de leurres visuels que la narratrice essayerait, par mille subterfuges, de nous présenter comme objets réels. Bien que disposant aujourd’hui d’un recul considérable et de quelques poils en plus dans les oreilles - avantage que les érudits eux-mêmes auront bien du mal à contester -, je m’abstiendrai cependant, par courtoisie, de déplorer le fait que toutes ces sommités, bien plus velues au demeurant que moi, aient choisi de se pencher, avec un arbitraire de choix et un zèle sur lesquels, faute de place et de temps, je n’épiloguerai pas, sur l’étude des aspects les plus rébarbatifs du manuscrit. Leur grande incompétence se manifesta principalement dans le fait d’avoir privilégier, tels que l’auraient fait des coupeurs de cheveux en « quatre fois sept, vingt-huit », soit la dimension linguistique de sa froide et brillante architecture, soit, à partir d’une approche des plus intempestives, ses incidences érotiques dans la théorie littéraire des contes grivois du Moyen-Orient, soit, enfin, et de manière encore moins probante, sa dette symbolique à l’égard des légendes et mythologies de la tradition ripouyenne. Jamais, plus modestement, ils ne se laissèrent bercer par sa chatoyante musicalité. Si tous ces macaques chloroformés par leur docte savoir, et à la solde non moins évidente des marionnettistes du Laboratoire des Humiliations, traduisirent vaguement quelques paragraphes périphériques des dits feuillets dans leur patois maternel, aucun n’eut, semble-t-il, assez confiance en l’acuité poétique de ses balbutiements pour prendre le risque de les rendre publics. De toute façon, il n’y a pas lieu de le regretter, nous rassurent, unanimes, les vigilants gardiens de la Bouillie Culturelle, puisque la divulgation des gargarismes fielleux de Plume, pinceau et bistouri eût été par trop prématurée, si l’on veut bien admettre avec eux qu’elle aurait été traumatisante en diable pour tous ceux, encore largement majoritaires à l’époque, qui puisaient innocemment quelque vaine consolation dans la peinture ou la littérature. En ce siècle qui, aujourd’hui, nous paraît si lointainement brumeux, mais qui, pourtant, comme les précédents, parvint si magistralement à doser les bonnes et les mauvaises intentions, le nombre de ceux qui se penchèrent sur le manuscrit d’Erskine, sans être immédiatement pris de nausée ou de convulsions, resta - nous le savons - des plus limités. Le malaise et le profond dégoût qu’il inspira furent pour ainsi dire des mieux partagés, y compris dans cette lande hexagonale à bovins où les indigènes étaient pourtant accoutumés à renifler depuis des lustres et des lustres les effluves malodorantes de leurs innombrables procédés de putréfaction fromagère. En raison de circonstances troublantes qui, contre toute attente, n’enthousiasmèrent guère les foules au moment de leur émergence, et au sortir de l’une de ces boucheries sadomasochistes à vocation planétaire qui durent généralement la bagatelle de quatre ou cinq ans, et qui remplissent d’ardeur, et parfois même de fierté, le palpitant de tous les rescapés, seul Nils Runeberg eut véritablement la bravoure de s’y frotter, avec ce dilettantisme flamboyant dont il fut le valeureux porte-parole, et qui, en retour, fit tant et tant pour la renommée de son village natal. Il en traduisit partiellement quelques tableaux intermédiaires - mais sûrement pas les moins décisifs - en dialectes cathare, thrace, bogomile, et araméen oriental, versions qui circulèrent, de-ci de-là, mais toujours sous cape, et qu’il prit sagement la précaution de ne jamais divulguer au grand jour, soit par pudeur, discrétion, ou excès de modestie, soit, plus prosaïquement, me suis-je laissé raconter par Mark Lidzbarski - le bibliothécaire principal en poste à Tsal Jaldoum -, pour ne pas s’attirer les foudres inquisitrices des autorités laïques et religieuses, qui, toutes, s’appuyaient doctement, comme chaque patriote est sûrement fier de se le remémorer, sur un sempiternel et très biblique : Croissez et multipliez ! A l’aide d’un certain nombre de mots « ouvroirs » qui sont savamment brassés dans cet ouvrage - et que vous pourrez aisément repérer à l’aide des deux ou trois majuscules emphatiques qui les soulignent théâtralement à chacune de leur apparition bi ou trinômiale -, celui qui est aujourd’hui présenté comme le précurseur des Oulipiens suédois élabora un superbe dictionnaire d’exercices de style, que l’amateur de raretés peut aujourd’hui consulter, s’il parvient à y accéder, au septième sous-sol du Réfrigérateur National de Stockholm - département « quatre » des idiomes méprisés. Parvenu sans trop d’encombres à la case « terminus » de son chemin de franche rigolade, tout juste quelques broquilles avant de s’éteindre les pieds gelés, dans une ultime et pathétique lueur visionnaire, Nils Runeberg caressa furtivement le projet démesuré, mais si enthousiasmant, de construire, à partir de Plume, pinceau et bistouri, un immense jeu de société à vocation transgénérationnelle qui aurait pris l’intrigue séminale du récit pour support. Quelques jours avant de tirer son ultime révérence, le vieux piqué, dit-on, portait encore en lui cette énergie mirobolante qui lui permit de rédiger hâtivement un bref mais savoureux abécédaire répertoriant quelques-uns des néologismes et mots d’argot Uqbariens les plus usités. Il a semblé judicieux à Pilar El Temouc de vous restituer ce lexique dans son intégralité - malgré quelques imprécisions dues aux intempéries et à ces innombrables omissions que je préfère mettre sur le compte du dillettantisme légendaire de Nils Runeberg, et sur lesquelles, de toute façon, il me semblerait malséant de m’appesantir -, glossaire qu’en toute cordialité je vous encourage cependant à consulter avant d’entamer la lecture franchement coriace du tout premier chapitre, sous peine de virer pelure ou de tourner en bourrique beaucoup plus tôt que la décence et le simple respect pour sa mémoire ne vous y autorise. 

Nita Sisteroli, collaboratrice permanente de la revue Postures. 




Une première traduction en langue allemande aujourd’hui très contestée

Outre-Rhin, Eberhard Ringe fut, de tous les prédécesseurs de Pilar El Temouc - sa traductrice en langue française -, celui qui étudia avec le plus de ferveur le très polysémique Plume, pinceau et bistouri. Après l’avoir soigneusement copié à la plume d’oie, au monastère de Valhamönde, dans les épouvantables conditions climatiques que l’on sait - conditions qui furent si éprouvantes pour ses alvéoles pulmonaires, et qu’il est préférable d’oublier au plus vite -, il parvint, in fine, à le traduire dans ce que, en ces temps bien trop approximatifs, l’on présumait, à tort, être son intégralité. Mais, insensible à la tension et à la prétention d’une volonté de puissance souhaitant parvenir pimpante au terme de sa vaillante entreprise - afin, d’en recueillir les fruits que, de manière peut-être présomptueuse, il estimait légitimes -, la Camarde le surprit inopinément au détour d’une pneumonie fulgurante, avant même qu’il n’ait pu, le malheureux, divulguer le résultat de vingt-huit mois de grandiose concentration. Après ce vilain coup de faux de la Blême, déterminés comme un bataillon de spermatozoïdes partant à l’assaut de cet aguicheur d’ovule, les membres de sa noble confrérie - l’illustre Fédération des allergiques au coït vaginal - firent régulièrement le siège des prospères éditions Stalker, jusqu’à ce que son directeur, Hans Chibremeister, l’ami pourtant très intime du défunt, ne se décide à publier, à contre cœur, et contre toute attente, la remarquable performance de son ancien amant. La traduction du manuscrit parut in extremis, et quasiment in extenso, pour des raisons périphériques sur lesquelles il ne serait pas élégant de s’attarder, aux alentours du vingt-huitième solstice d’été précédant cette année diablement menteuse durant laquelle Youri Gagarine, immense acteur soviétique devant l’Eternel, crut opportun de se faire mondialement connaître par le truchement d’un gigantesque canular qui tenta de persuader l’humanité entière qu’il venait de réaliser un vol spatial ininterrompu autour de notre petit caillou. Méprisant avec force la vulgarité de ces mauvais trucages visuels, qui anesthésient pour toujours l’imaginaire, tous ceux parmi les mammifères à grolles bien cirées qui maîtrisaient un tant soit peu l’exigeante langue de Goethe se consolèrent avantageusement de cet ersatz d’événement métaphysique, en se jetant avec avidité sur un ouvrage, selon eux, bien plus fantastique, qui renfermait, pour sa part, le nec plus ultra de la doctrine tlöniste, corpus dont l’idéalisme avéré contraria durablement tous les pisse-froid du matérialisme diarrhéique. Dans les nombreuses revues teutonnes qui, enthousiastes, se consacraient, en ce temps béni, à la théologie du pire, au complot de l’art à contretemps et à la littérature problématique, le débat fut des plus agités, mais aussi, des plus confus : Rainer Weissmüller attribua intempestivement l’ouvrage, non sans quelque éclair de pertinence, à une société de conspirateurs se réclamant de la secte gnostique des Adakastes. Je sais qu’il sera facile à certains esprits retors - ou simplement mesquins - de récuser ma pauvre autorité. J’espère, cependant, que l’on ne m’interdira pas de citer un haut témoignage, totalement digne de foi, celui de Johanus Schöndrillardt, qui y vit, au contraire, le pur système Ophite, cosmogonie dans laquelle toute l’histoire de notre monde commencerait et s’achèverait par la médiation du Serpent. Emportée par son prosélytisme adolescent, et sans doute aussi par les présupposés de sa propre posture de fictionnaliste dans le champ de l’art à contretemps, Cori Hamek tenta, en vain, de persuader ses piètres contradicteurs que derrière la fable en question se dissimulait une forme inédite de catalogue raisonné se rapportant à la production symbolique d’un certain Alberto Fushni, principal protagoniste du récit. La prise de risque ayant toujours été, pour la Berlinoise, un carburant de première nécessité, celle-ci osa même répandre, sans sourciller, l’opinion pour le moins risible selon laquelle la posture de ce Fushni - petit maître en stérilité, comme elle le désignait -, avait pour trait distinctif de se nourrir en permanence de son propre commentaire et, qu’à l’évidence, elle empruntait au rêve son procédé métonymique de construction par condensations et déplacements successifs. Devant la diversité des convictions et des passions que la traduction de Ringe suscita, d’autres commentateurs, bien plus modérés, ne voulurent pas se compromettre inutilement aux yeux de la postérité. Ils refusèrent - un peu lâchement, me semble-t-il - d’en attribuer la paternité à qui que ce soit, préférant se réfugier confortablement dans une pyrrhonienne et très timide suspension du jugement. Pour sa part, l’italien Giancarlo Bianco di Carboni rejeta avec véhémence l’idée qu’un document aussi tranchant vis à vis de la maternité, et peut-être encore plus caustique à l’égard de la paternité, ait pu jaillir de la plume vitriolée d’un chignon émancipé - il voulait dire d’une femme -, comme le clairvoyant Cyril Graham l’avait pourtant écrit sans trembler. Au-delà de ces insupportables approximations et autres procès d’intention, l’intérêt de l’ouvrage me semble résider, d’une part, dans la très enivrante méthodologie du soupçon qu’il nous propose, d’autre part, dans une forme de théologie à rebours reposant sur le culte inconditionnel du bistouri, mascarade contraceptive, déclinée - une fois n’est pas coutume - au masculin, et animée de bout en bout par le sens du possible et l’esprit d’hypothèse. Sous les dehors d’un genre artistique mineur, que l’on retrouve singulièrement affublé de l’étiquette d’art à contretemps, Plume, pinceau et bistouri ne semble revendiquer rien d’autre que l’expérience de pensée pour méthode, donnant toujours l’ascendant aux raisonnements hypothétiques sur les raisonnements catégoriques - qui ne leur servent, à leur corps défendant, que de faire-valoir. D’emblée, la notion de stérilité artistique et littéraire, consubstantielle à une impossible vérification empirique de l’idée saugrenue de paternité intellectuelle, nous est présentée par la narratrice comme un paradigme inévitablement générateur de paradoxes, modèle expérimental que, par ailleurs, elle soumet à une variation incessante de son contexte d’inscription. Afin d’éclairer progressivement la configuration torsadée de cette matrice questionnante - empruntant au mathématicien Möbius la forme hardie de son ruban à un seul côté, dont l’intérêt pédagogique est de nous permettre de réaliser que, loin d’être antagonistes, stérilité et fécondité circulent indifféremment sur les deux faces illusoirement opposées du fameux ruban -, Fleur Habitson n’hésite pas à supposer les situations contrefaites les plus invraisemblables. En nous proposant des archétypes dissertatifs délibérément polémiques, son argumentation, sans cesse pliée et dépliée, permet ainsi de révéler la puissance de séduction vertigineuse de Princesse Réversibilité qui, sans cette heureuse médiation du pli, serait restée imperceptible, modo recto. Comment d’ailleurs ne pas rappeler, à ce sujet, le bon mot de l’irrésistible Wainewright : « dites-vous, mes aminches, que dans toute cette parlure, il n’y a presque rien, aucune référence, aucun détail, aucune troublance qui ne soit déjà un pur concentré de littérature tlöniste ! ». 

Manuel Erpales, collaborateur de la revue Postures et directeur du musée de la picha linda, Almeria, Espagne. 



Un texte enfin réhabilité ! 

Détail périphérique - s’il en est -, ce n’est qu’après avoir pris la résolution ingrate, parce que déchirante, de confronter sa propre traduction à celle, mythique, de cette figure de proue qui était parvenue à illuminer sa ténébreuse jeunesse, que Pilar El Temouc découvrit, tombant du haut des nues, que la version « historique » de Ringe, au demeurant fort dépouillée, péchait justement par la régularité de ses trop fréquentes et surprenantes évaporations de mots. Menant discrètement son enquête auprès des héritiers fort coopératifs des éditions Stalker, elle apprit de leur bouche contrite que cette première traduction en langue allemande, considérée il n’y a pas si longtemps encore, par les spécialistes, comme la référence paradigmatique, portait malheureusement, gravés en elle, les stigmates d’un très pathologique défaut du Teuton, défaut qu’Hans Chibremeister se garda bien de populariser, afin de ne pas ternir inutilement la mémoire d’un Chevalier du point Graffenberg que, jusqu’au bout de son vit, et jusqu’au bout de sa vie aussi, il avait aimé passionnément. La révélation fut de taille, et, pour cette raison, éclaboussa indistinctement tous les membres de la profession : en effet, Ringe, durant sa chétive existence, n’aurait été rien de plus, et peut-être même rien de moins, insinuèrent les plus odieux, qu’un traducteur kleptomane ! Maintenant qu’il déguste - peinard - les pissenlits, par la racine et les radicelles, j’imagine qu’aucun Sherlock Holmes de la linguistique ne parviendra à savoir s’il déroba - selon le recensement de Pilar El Temouc - la bagatelle de trois cent soixante mots clés de Plume, pinceau et bistouri, au seul motif gourmand qu’il aimait les posséder, les lécher, les sucer et les re-sucer longuement en tant que signifiants, ou s’il se les appropria pour l’inégalable valeur symbolique qu’ils représentent en tant que signifiés, en tant que biens les plus convoités de ce monde des vanités, à savoir en tant qu’œuvres d’art. Ce fait non isolé de kleptomanie, de volatilisation de mots et de lettres, assez fréquent, faut-il le rappeler, dans la tradition oulipienne, mais contrariant en diable pour le texte qui nous concerne - postulant, précisément, la suprématie fatale de l’Objet sur le sujet, du Mot sur ce à quoi il se rapporte -, eut aussi, par ricochet, vous vous en doutez, de terribles répercussions sur le plan humain : en effet, depuis cet épisode contrariant, le métier de traducteur fait l’objet d’un soupçon récurrent, et peut-être excessif, de la part des éditeurs et du public. Mais, tenu par des impératifs de concision qui sont ceux de toute chronique, je me garderai bien de m’attarder sur mes modestes états d’âme, ni sur cette mienne et profonde blessure qui n’en finit plus de se ré-ouvrir. Parce qu’ils occupent, donc, comme je l’ai dit, une place théoriquement déterminante dans le corps de l’intrigue, en tant que seuls personnages consistants à partir desquels nous est véritablement offerte la possibilité de spéculer, nombre de tableaux, sculptures et autres menus objets, d’une valeur par ailleurs inestimable, disparurent progressivement de la trame du récit - récit que notre flibustier de Ringe allait consciencieusement piller, sans se hâter, s’attardant comme un orfèvre sur chaque mot du manuscrit original pour bien en évaluer le prix, enlevant ainsi abusivement à l’histoire, non seulement les ingrédients de son indispensable dimension décorative, mais plus fondamentalement encore nombre d’arguments de son intention théorique. Aujourd’hui que le mal est réparé - puisque le manuscrit a pu, enfin, grâce à Pilar El Temouc, retrouver sa coloration originale -, je pense qu’il est grand temps de réhabiliter mon collègue. D’autant que, rétrospectivement, et sans aller jusqu’à l’offrir en exemple à la nouvelle génération de traducteurs oulipiens, j’ai tendance à ne voir dans le geste du Teuton qu’une manière de bravoure et un motif constant d’émerveillement. C’est la raison pour laquelle ce demi-dieu de l’adolescence de Pilar El Temouc, que durant un bref instant d’étourderie elle avait failli exécrer par passion, s’est fort heureusement métamorphosé - et ce, par la grâce poétique de son art de prestidigitateur -, non pas en un cupide et très blâmable détrousseur de manuscrits, mais en Roi de la Cambriole Conceptuelle. En effet, il n’est pas donné au premier pékin venu de réussir le hold-up le plus juteux qui se puisse imaginer dans le domaine de l’art. D’un tour de main qu’il est difficile de ne pas trouver sublime, et à la barbe blanche des moines archivistes de Valhamönde, Eberhard Ringe parvint, pour un temps, à écrémer Plume, pinceau et bistouri de sa substantifique moelle, de ce que le grimoire renfermait de plus précieux : trois cent soixante magnifiques pièces de collection, dont, au bas mot, vingt-huit chefs-d’œuvre. 

Ben Harsiflout, commissaire d’exposition et directeur de la revue Postures depuis 1995.



Richesse et parcimonie de la littérature uqbarienne 

Depuis les révélations consenties par Bioy Casarès à son compère Jorge Luis Borgès, nous savions que la littérature uqbarienne était loin d’être pléthorique, puisque les bibliographies croisées de la fine fleur des Sexton Blake n’ont permis de recenser à ce jour - en tout et pour tout - que quatre ouvrages, dont deux seulement avaient pu être traduits et imprimés au moment de leurs célèbrissimes recherches. Le troisième, dans l’ordre de production supposé - « Silas Haslam : History of the land called Uqbar » - figurait déjà dans les catalogues de librairie de Bernard Quaritch. Le premier - « Lesbare und lesenswerthe Bemerkungen über das Land Ukkbar in Klein-Asien » - était, quant à lui, un pur joyau de Johannes Valentinus Andrea, théologien allemand qui avait inventé la communauté imaginaire de la Rose-Croix - que d’autres fondèrent ensuite, à l’instar de ce que son récit imaginaire avait lui-même préfiguré. Plume, pinceau et bistouri, qu’à rebours de mes confrères, et dans mes jours les plus suspicieux, j’hésite parfois à attribuer à Fleur Habitson, du fait de la présence intrigante - et sans doute ajoutée par un moine copiste de Valhamönde - de cette étrange instance d’énonciation présidant à la formulation de chacun des intertitres qui résume succinctement les vingt-huit tableaux de l’ouvrage, se donne chronologiquement, selon toute vraisemblance, comme la seconde des quatre productions répertoriées dans le quarante-sixième volume de l’Anglo-American Cyclopoedia. En effet, la préciosité, la suavité, mais aussi parfois la gouaille de maintes de ses tournures argotiques ou populaires, dont Nils Runeberg entama le laborieux mais indispensable inventaire, attestent son appartenance à la langue uqbarienne méridionale de la première moitié d’un siècle à jamais révolu, mais qui fut, à l’évidence, autrement plus raffiné que ne le sera le nôtre. Et même si aucune indication de date ne figure explicitement sur le manuscrit original, les différentes études paléographiques et autres radiographies réalisées à l’aide du carbone quatorze, visant tout autant à évaluer l’ancienneté du papier que celle de l’encre utilisée, nous permettent d’affirmer, avec l’habituelle marge d’erreur scientifique, que le texte fut précisément écrit, copié, ou recopié une énième fois, entre le trois Mai et le vingt-sept Novembre d’une année manifestement fort pluvieuse. 

Nag Hammadi, auteur de La gnose de Tsal Jaldoum.



Une syntaxe disloquée

Contrairement à Sir Andrew Marbot - et, ce n’est pas mon ami Jorge Luis Borgès, s’il était encore vivant, qui m’aurait démenti -, j’incline à voir dans Plume, pinceau et bistouri un récit baroque d’une très faible inventivité, mais d’une éjaculation blablateuse comme il n’en existe malheureusement que trop peu -, imprégné, comme il se doit dans le genre, d’une dose sirupeuse de maniérisme. L’intrigue policière, volontairement sobre, malgré son remarquable coefficient d’excentricité ésotérique, est sans cesse excédée par le flot histrionique des adverbes et des épithètes, mais aussi et surtout par le vertigineux enchevêtrement des registres de parole. En mêlant les productions langagières les plus hétérogènes, Fleur Habitson - mais tout autant son contradicteur, Ben Harsiflout - nous donne à penser les pérégrinations intellectuelles de son Anartiste d’Occasion, non comme une forme ou une structure, mais plutôt comme cette énergie insensée qui circule dans la cour de récréation d’une école, et à l’intérieur de laquelle le majeur et le mineur, les grandes idées et les petites, les mots convenus et ceux que l’on dit grossiers ou indésirables, ne cessent de se faire des croc-en-jambe et de se chahuter, pour le seul plaisir de la bousculade sémantique. Les puristes de la langue sentiront leurs poils se hérisser de temps à autre à cause de quelques impropriétés, quand ce ne sera pas le fait de vilaines grossièretés qui ralentiront inéluctablement leur lecture, mais - encore une fois - il m’a semblé indispensable de restituer celles-ci dans toute leur crudité, toujours au plus près du texte original, et avec toutes les connotations organiques inhérentes à la langue uqbarienne. De surcroît, il me fallait rester fidèle au fait que la narratrice prend un malin plaisir à désarticuler la phrase, à violer la syntaxe, à introduire des ruptures, syncopes et rapprochements brutaux, à faire coexister des mots ne pouvant, par nature, coexister - bref, à cette évidence qu’elle se délecte à convulser son langage, en usant de toutes les ressources de son idiome. Et la traductrice, me demanderez-vous ? La traductrice avoue humblement qu’elle a tenté, de son mieux, de suivre et de retrouver le mouvement souterrain de cette pensée exploratoire ; qu’elle est morte de trouille à l’idée d’avoir préparé et répandu un poison mortel sur lequel il lui est - à présent - impossible d’avoir un droit de reprise ; qu’elle a tenté d’épouser toutes les singularités d’une langue qui se caractérise par sa prodigieuse équivocité. Le lecteur doit donc être averti que les innombrables dislocations ou violations de syntaxe, que les images abruptes, les audaces, les néologismes, les obscurités, que les mélanges de registres langagiers qui parsèment ce texte à l’envi, ne sont pas obligatoirement des erreurs ou des gaucheries de traduction que l’on peut imputer à l’interprète : ce sont - transcrites comme a pu les transcrire au mieux votre obligée, malheureuse et ravie - autant de merveilleuses et d’amphigouriques trouvailles de la narratrice pour tenter de nous donner accès au Mystère. D’autre part, afin de rendre la lecture plus commode, il m’a semblé préférable de présenter le propos de Fleur Habitson et celui de son contradicteur, Ben Harsiflout, sous des polices de caractères différentes. Les traductions font trop souvent penser à ces progénitures fomentées dans une minute d’ivresse et qui vous poursuivent jusqu’à la mort comme une sorte d’irréparable déshonneur. On obtient rarement des livres les traductions que l’on en espérait, comme l’on n’a jamais les enfants dont on rêvait. Il arrive même que l’on traduise un ouvrage que l’on n’était pas fait pour mener à terme, par une sorte de gageure ou de défi, en négligeant de prêter la main à celui qui se serait laissé traduire tout seul - comme l’on se dérobe parfois à un jeu qui nous paraît trop facile. Le plaisir que j’ai eu à transcrire Plume, pinceau et bistouri est si fort que souvent je suis gagné par le sentiment voluptueux de n’avoir finalement traduit que le manuscrit que j’aurais mérité d’écrire, celui que mes propres expériences m’auraient dicté. 

Pilar El Temouc, traductrice de Plume, pinceau et bistouri.



Un ouvrage au style à la fois maniériste et baroque 

Deux mots sur l’écriture elle-même. Baroque et maniériste, me paraissent être les deux appartenances stylistiques de cet ouvrage, par la manière dont le texte se ramifie en dizaines de micro récits - eux-mêmes truffés d’incessantes allusions mythologiques ou sociologiques, de décrochages et de détails existentiels, de dérives anecdotiques ou psychanalytiques -, mais encore parce qu’une véritable transe anime en permanence cet impétueux flux narratif. L’intérêt majeur du parti pris stylistique de Fleur Habitson - consistant à mixer les innombrables jargons en usage dans sa contrée, sans ne jamais tomber pour autant dans le travers si incommodant de la glossomanie - réside, selon moi, dans le fait qu’elle parvient à ôter au discours tout caractère de suffisance, d’homogénéité ou d’autorité et qu’elle introduit progressivement son lecteur dans un univers où le langage spécialisé lui-même finit par se moquer de la pompe de ses propres codes. Jamais purement assertive, toujours susceptible d’être complétée, ou contredite à l’infini, cette écriture pourrait s’appréhender comme un geste qui suspend, tout à la fois, le narcissisme de « l’auteur », - figure que la doxa définit très bourgeoisement comme propriétaire de son style -, et cette solidité abusivement figée de l’exercice de représentation, bien trop souvent appréhendé par la culture occidentale sur un mode naturaliste et monolithique. Autrement dit : ce qui semble vouloir être déjoué, ici, c’est l’idée même selon laquelle le style pourrait avoir un fondement organique qui se soutiendrait d’un présupposé ontologique. Avec Plume, pinceau et bistouri, nous sommes dans un registre assez mal répertorié, et donc peu fréquenté - en tout cas, peu populaire -, dans lequel la structure est ensevelie sous la profusion des ornements. Loin de se contenter de développer une intrigue exemplaire - ici, le crime parfait qui empêche de retrouver les commanditaires du meurtre de l’auteur -, le récit que j’ai eu le plaisir de traduire pour vous procède plutôt à son enveloppement, à son enfouissement progressif sous les couches superposées d’une rhétorique qui aboutit à la mise en boucle tautologique de cette intrigue - retour du « même » que l’on retrouvera régulièrement dans le cours du récit sous les deux figures métaphoriques du serpent qui se mord la queue et du perroquet -, puis, au final, dans la « postface de l’éditeur en guise d’épilogue », à sa définitive mise sur orbite. Ce qui dans d’autres livres fonctionne comme autant d’arguments annexes ou de digressions par rapport au fil conducteur de l’histoire, constitue ici l’ambition, le « sens » même du récit, sens qui ne serait plus du tout enfoui ou dérobé, mais, au contraire, immédiatement présent à la surface des mots, chatoyants et multipliés. Il est à noter, d’autre part, que le travail formel et stylistique se trouve en analogie parfaite avec l’intention même de l’ouvrage. L’on sait, en effet, que le public exige, comme une évidence, que la paternité attachée à une production soit clairement établie, qu’elle apparaisse comme une et indivisible, en somme qu’elle ne se prêtre à aucune équivoque. Or, c’est justement cette attente solidement ancrée dans l’opinion que Plume, pinceau et bistouri s’escrime à décevoir et qui - pour tout dire - en constitue le véritable sujet. L’une des ses qualités, c’est peut-être justement de se tenir à la frontière de cette obscurité qui avoisine et accompagne toujours les secrets, de savoir approcher l’ineffable sans renoncer pour autant à la rigueur. Le moyen le plus sûr, si l’on veut ennuyer, c’est de tout dire. Ce qui est trouble a, en outre, un avantage : celui d’éloigner le soupçon de contamination avec l’utile, le pragmatique, le social et le contingent. L’écriture, en effet, est moins faite pour étaler nos secrets que pour nous permettre de les protéger, de les défendre - de même qu’une conversation n’a jamais plus d’intérêt que lorsque chacun des interlocuteurs a quelque chose à cacher. Les textes rares comme celui que vous tenez entre vos mains, au même titre que les pierres précieuses, ne sont jamais tout à fait les mêmes - les uns, quand on les relit, les autres quand on les reprend pour s’en éblouir. Ils ont en commun de changer selon les moments et selon les personnes. Et ils ne changent que parce qu’ils vivent. Je conseille de lire cette fiction très lentement, en inspirant régulièrement et très profondément entre deux phrases, en utilisant de préférence la respiration abdominale, sans mépriser la portée signifiante du moindre néologisme, sans même prendre le temps d’aller satisfaire un besoin naturel par trop pressant qui pourrait durablement vous déconcentrer, et surtout sans regarder la télévision ; la lire - en sorte - sans se presser, paisiblement comme elle a sûrement été écrite. A n’en pas douter, la plus mauvaise des lectures serait celle, univoque, qui, soit se laisserait porter par les seuls rebondissements de l’enquête, soit celle qui se laisserait bercer par la seule plénitude engendrée par le clapotis des sons. Enfin, petite mise en garde : ce récit me paraît tout aussi fortifiant par les profondes blessures qu’il inflige à nos croyances insoupçonnées que par les caresses perfides qu’il dispense aux certitudes bien arrimées qui nous structurent. Il faut donc éviter de contourner les coups et les résistances, mais au contraire les soupeser, en chercher chaque fois la portée signifiante. En effet, c’est sans doute quand l’ongle se heurte aux aspérités du galet que l’on en savoure le mieux la spécificité du grain. 

Eric Tiaf, collaborateur de la revue Postures.



Eloge de la pensée paradoxale 

Parmi ceux, probablement les plus à plaindre, qui auront connu cette forme particulière de dégringolade que constitue la consécration publique dans nos sociétés de médiocres questionnements, il existe une flopée d’écrivains ou de peintres de renom qui, en leur temps, ne rechignèrent pas à puiser quantité d’arguments de leurs assemblages - qu’il serait aisé, mais tellement fastidieux d’énumérer - dans la version allemande pourtant bien allégée d’Eberhard Ringe. Il est même probable que certains d’entre eux, plus rusés et mieux documentés que je ne le suis à l’heure présente, aient été chercher leur matière première dans quelque traduction plus ancienne qui aurait furtivement échappé à mon recensement - qui, cependant, n’en aspire pas moins à l’exhaustivité. Ces infatigables brasseurs du Patrimoine Textuel Intergalactique pourront toujours se réfugier - parade infaillible qui leur permettra de justifier, à loisir, leur pratique ancestrale de piratage et de mixage - derrière le très populaire adage Uqbarien qui stipule que lorsque le vulgum pecus pense avoir trouvé, l’imbécile, quelque semblant de nouveauté, à raconter ou à montrer, il détiendrait, par là même, le droit discrétionnaire d’y ajouter tout le copiage des vieilleries ornementales appartenant à la tribu, guirlandes indispensables, comme chacun sait, permettant d’obtenir un livre complet selon les règles en usage dans la profession. D’autre part, le lecteur ayant de la suite dans les idées - je ne doute pas de son existence - pourra aisément vérifier, au moment des saines controverses qui accompagneront cette sortie en langue française de Plume, pinceau et bistouri, et à l’instar des personnages de ce récit, que tout « faiseur » - et le producteur de biens symboliques plus que tout autre - se défend toujours très maladroitement lorsqu’il est pris en flagrant délit d’influences. Le rêve le plus mégalomane de tout microbe qui s’est improvisé démiurge - et sans doute aussi le plus pathétique - sera même de vous faire accroire que le moindre de ses bricolages de plumitif se déploie, sans dette aucune, dans le ciel dégagé des idées virginales. Or, s’il est un verdict éprouvant, mais néanmoins incontestable, pour les foules catéchisées qui prétendent à la religion moderne de l’originalité, c’est que « nobody », absolument personne ne peut ouvrir le clapet ou se manifester, d’une manière ou d’une autre, sans imiter quelqu’un ou contrefaire quelque chose. Chacun a beau se torturer pour être le premier, pour penser, écrire ou fabriquer de l’Inédit, toujours la tradition et la mode tirent les ficelles : nos idées, nos œuvres, - hélas, trois fois hélas, nos piètres et nobles sentiments eux-mêmes -, ne sont qu’un ramassis, une resucée de pastiches éculés. Notre personnalité toute entière se réduit à un plagiat infâme, et, pour le dire sans ambages, à la somme de tous nos rôles. Les anartistes de l’art à contretemps, tout autant que les théoristes et autres Cagueurs de Babioles et Brimborions de l’art comptant pour rien, qui constituent les supports-canailles de cette farce métaphysique, semblent acquiescer à ce constat, s’en délecter, et le pousser, de surcroît, à ses ultimes conséquences. Amateurs d’ombre et de lumière, ces joyeux drilles semblent fascinés par l’inéluctable réversibilité des postures et des opinions, réversibilité qui indique toujours en creux, si non la clef de l’énigme, du moins l’ironie fatale et toujours triomphante de sa majesté Paradoxe. 

Pilar El Temouc, traductrice de Plume, pinceau et bistouri (article paru dans Postures n° 28).



La place non négligeable de la revue Postures 

Outil de propagande du Tlönisme, dont l’objectif inavoué est de déstabiliser durablement le champ de l’art comptant pour rien, cette revue d’inactualité artistique n’hésite pas à aborder des sujets aussi incongrus que l’inexistence du moi, l’origine extra-terrestre de certains artefacts à caractère pataphysique qui auraient commencé à envahir notre planète, ou encore la subtile métamorphose d’un ressortissant uqbarien en godemiché. Tirant les conséquences du solide argument théorique qui lui a donné le jour, argument postulant que les objets destinés à l’appréciation esthétique se tiennent différemment selon le texte qui les institue, cette publication prend un indéniable plaisir à multiplier les discours de légitimation se rapportant à un artefact donné. Depuis sa date de création, le premier Avril d’un millésime fort lointain, que notre mémoire hautement sélective a jugé préférable d’effacer de ses circuits, la revue Postures se consacre à diffuser des informations qui répondent fidèlement à la ligne éditoriale qui fut jadis définie par Easy Art, le principal actionnaire de la publication ; un impératif résume ce programme : susciter chez les lecteurs d’infinies perplexités et tenter de les immuniser au goutte à goutte contre l’univocité discursive et le sérieux des idées ! De même que l’on doit bien souvent sa force et son rayonnement à la solitude que l’on sait protéger contre vents et marées, ou encore au silence dont on parvient à s’entourer, une revue, au même titre qu’un individu ou une œuvre de l’esprit, peut revêtir bien plus d’intérêt par ce qu’elle enveloppe de mystère que par ce qu’elle prétend révéler. Postures n’est pas du tout ce que croit le vulgaire ; elle n’est probablement que le prétexte permettant de cacher parmi ses feuillets une bombe à retardement, mue par un système d’horlogerie qui la fera éclater un jour ou l’autre dans une conscience attentive ou momentanément assoupie ; mais, cette publication peut aussi se décrypter comme un sachet parfumé destiné à réjouir l’ami lointain qui en fera ses délices. Dans les deux cas, force est de constater que la très approximative présentation que l’on peut en faire s’avère toujours plus commode que sa simple lecture, car, pour tout dire, seul l’exercice d’une intelligence particulièrement concentrée permet d’en suivre sans distraction les innombrables sédiments herméneutiques, les implacables nécessités syllogistiques ou encore les torrides enjeux de relation. Pour le plus grand plaisir des membres de la société de ‘Pataphysique de Tsal Jaldoum, Postures est une revue qui a bien plus d’exégètes que de lecteurs, bien plus de commentateurs que d’amateurs. Cependant, dès lors qu’un petit malin s’essaye à en faire un exposé pertinent ou une présentation fidèle, il réalise qu’il lui est impossible d’utiliser l’expression : cette revue dit que. Le quidam qui les lit par plaisir en a souvent pour son argent, d’autant plus si sa sensibilité le prédispose à se laisser convaincre par l’idée qu’il n’y a vraiment aucune raison pour que deux concepts se suivent ; mais qui la consulte dans l’espoir ridicule de la synthétiser à ses amis s’irrite à chaque ligne, déchire avec rage les notes laborieuses et contradictoires qu’il vient de prendre, cherche la nécessaire conclusion qui suit les “donc” et ne la trouve, bien entendu, jamais.

Henri Fabultos, directeur et éditorialiste de la revue Sleeping Pill.



Une revue visant à démoraliser les braves gens qui n’ont pas le loisir de faire la sieste

Dans le célèbre éditorial de son numéro inaugural, Postures stipulait qu’avant même d’essayer de poser les bases d’une nouvelle conduite esthétique, il nous faudrait, idéalement, nous plonger au préalable dans une sieste réparatrice de plusieurs siècles, ou, bien plus sûrement encore, nous bricoler une sorte de gymnastique de l’inaction entièrement fondée sur le culte apaisant de notre stérilité originelle. Ces deux hypothèses
d’inspiration gnostique étant malheureusement contraires à notre intarissable besoin d’action et de dérèglements en tous genres, il ne nous resterait, comme solution de rechange pragmatique, qu’à surenchérir joyeusement sur tous les discours existants, et à les pousser vers des extrémités où ils finiront bien par imploser en bloc. En attendant cette réjouissante perspective, les rédacteurs de Postures n’en estiment pas moins indispensable de s’atteler à défaire, avec enthousiasme, rigueur et méticulosité, tout ce qui fut accompli durant cette suite de siècles insupportablement féconds. Enfin, ajoutent-ils, si à cette entreprise de démolition opiniâtre par l’écrit nous parvenions à greffer quelque aristocratique parfum d’auto dérision, alors peut-être aurions nous réussi à générer un type inédit de vandalisme ! Les rédacteurs de Postures assurent que savoir rehausser par l’argument les insuffisances manifestes d’une œuvre de sous-préfecture témoigne non seulement du brio de celui qui s’exerce à cette activité fortifiante, mais également du fait que ce commentaire à contretemps, s’il parvient à réjouir un auditoire ou un lectorat éclairé, peut déjà valoir pour plaisante contribution. Et, de fait, par un renversement de perspective, pourrait se dessiner le jeu suivant : chaque lecteur de Postures partirait en quête de l’objet d’art qu’il déteste le plus - eu égard au déplaisir ou à l’insatisfaction qu’il a éprouvé devant lui -, et en ferait le prétexte d’un article critique dont l’ambition paradoxale serait néanmoins de le sauver de l’oubli qui le guette à brève échéance. L’axiome pourrait donc se formuler ainsi : plus est problématique la composante rétinienne de l’objet-matière destiné à l’appréciation esthétique, plus brillante devra être la composante discursive des apprentis-rhéteurs qui tentent de l’imposer. Les pisseurs d’encre de Postures laissent ainsi entendre, d’une part, que l’argumentaire additionnel qui a tenu lieu jusqu’ici de dispositif de légitimation à la plus insipide des productions pourra, à l’avenir, prendre avantageusement l’ascendant sur la composante matérielle proprement dite de l’objet offert à l’appréciation esthétique, au point d’envisager de réduire progressivement celui-ci à une peau de chagrin, à un timbre poste, voire à une vignette aussi imposante qu’un confetti ; d’autre part, que le rituel archaïque de la célébration plastique se ponctuant de manière routinière par une exposition plus que prévisible, et qui, depuis longtemps, ne constitue plus qu’un prétexte à cannibalisme discursif se menant invariablement sur le dos de l’artiste, peut désormais être assigné au rang d’hypothèse scénarisée s’offrant à de nouvelles formes de sabotage rhétorique. L’ambition de Postures : parvenir à distiller cette idée paroxystique - et non moins ironique - selon laquelle nous pourrions très bien nous contenter aujourd’hui d’un récit détaillé, et éventuellement d’une mauvaise photo témoin sur ce qui aurait été à voir dans le cadre d’une exposition, dans la mesure où ce qui aurait été à voir se trouve déjà inscrit dans un récit tout aussi détaillé sur le presque rien qu’il nous faut comprendre. Les tentatives pour supprimer la frontière entre les arts plastiques et la littérature ne sont pas neuves mais elles se renouvellent avec Postures sur des marges inédites. Alors qu’il est bien connu que chacun de nous a un avis sur ce qu’il voit, pièces de l’art incluses, chacun de nous n’a pas automatiquement une opinion sur ce qui est donné à lire. Les individus les plus mal informés continuent à penser que l’acquisition d’informations par l’intermédiaire du canal linguistique est un processus radicalement différent de la collecte d’informations réalisée par le truchement de la perception visuelle. Il y a pourtant de solides raisons d’admettre que, jusqu’à ce jour, la différence a été largement surestimée, et que, en réalité, notre habitude de gober de manière non critique ce que nous lisons ressemble de manière surprenante à notre habitude de gober de manière non critique ce que nous voyons. De nombreuses études réalisées par des cognitivistes montrent que ce que nous lisons et voyons est directement traduit en croyances, à moins que, délibérément, nous n’entreprenions un effort soutenu pour empêcher ce passage. Néanmoins, il est probable que, regardant et lisant, ce que nous recherchions en priorité, et sans doute inconsciemment, soit d’un caractère plutôt irrationnel : un parfum enivrant qui, au-delà de l’information pure et directe, relèverait avant tout du merveilleux dans tous ses états. Selon les très diserts contributeurs de Postures, nous serions condamnés à bricoler dans l’incurable, coincés entre la perspective peu réjouissante de nous enfoncer toujours davantage dans la vulgarité des plates productions du capitaclysme et les vicissitudes liées à une extravagante pratique d’hybridation entre la rhétorique et l’objet, la littérature fantastique et le bistouri, l’anecdote existentielle et les récits mythologiques. Ce cadre de réflexion - qui allait durablement délimiter l’orientation éditoriale de Postures - fut suggéré par les pataphysiciens de l’Orbis Tertius, société secrète dont le bras armé allait être la redoutable agence Easy Art. La méthode retenue consista à parodier la technique d’asservissement cinématographique qu’utilisent depuis près d’un siècle les maîtres du monde, procédé préparant progressivement l’opinion au pire par la diffusion régulière de scénarios apocalyptiques, eux-mêmes fournis sur un plateau d’argent, aux producteurs hollywoodiens, par les diaboliques marionnettistes du Pentagone. Désormais, les modèles de simulation diffusés de façon despotique par les médias tiennent lieu de réalité ultime qu’il serait terroriste de contester. Aussi, les très pacifiques théoristes de Postures considèrent-ils que les objets de pensée qui sont destinés à l’appréciation esthétique, en tant que discours critique sur une époque, peuvent dorénavant se présenter, non seulement comme des productions se réduisant à leur seul environnement documentaire, mais également et surtout comme des archétypes simulés d’environnements documentaires.

Sergio Bonati, essayiste et critique d’art.



La stratégie démoniaque d’Easy Art 

Dans son interminable et très nébuleuse préface de Plume, pinceau et bistouri, Pilar El Temouc s’autorisa naguère à écrire, sans ne jamais décliner son nom, que l’agence Easy Art avait pour unique ambition de tenir éloigné des rotatives tout ce qui, peu ou prou, ressemblait à un écrit non conformiste. Pour être outrancier, ce propos n’en avait pas moins le mérite de faire magistralement diversion. En effet, l’un des quatre chefs-d’œuvre de la littérature uqbarienne qu’elle fut chargée de traduire, et de présenter pour la première fois au lectorat francophone, participait d’une savante stratégie, orchestrée depuis fort longtemps par la société à laquelle, à ce jour, elle reste inféodée. Placée sous la férule démoniaque de cette dangereuse officine, il lui incombait, par le biais d’un subtil artifice, de dissimuler au lecteur le fait que le volet littéraire et artistique des activités d’Easy Art n’était, selon l’enquête menée de longue date par les Services Secrets Spéculatifs de Quouramdam, qu’une habile couverture des représentants de l’Orbis Tertius pour introduire progressivement dans notre monde des objets inquiétants en provenance d’une planète illusoire. 

Henri Fabultos, directeur de la revue Sleeping Pill.



Petite histoire de l’Orbis Tertius 

Vers 1824, à Memphis (Tennessee), l’un des affiliés d’une société secrète, dont le dessein était d’inventer un pays, rencontra Ezra Buckley, l’ascétique millionnaire. Après l’avoir attentivement écouté, celui-ci se moqua de la modestie du projet. Considérant qu’en Amérique il serait absurde de vouloir inventer un pays, il lui proposa plutôt l’invention d’une planète. A cette idée vertigineuse, Buckley en ajouta une autre : passer sous silence l’extraordinaire entreprise. Dès lors, les conjurés s’engagèrent dans l’élaboration
méthodique d’une encyclopédie relative à cette planète illusoire qu’ils baptisèrent Tlön. En 1914, chacun des trois cents membres cooptés depuis quatre générations reçut solennellement un exemplaire intégral de la première version de l’encyclopédie de Tlön. L’édition fut bien entendu clandestine : les quarante volumes qu’elle comportait n’étaient que la préfiguration d’une autre, beaucoup plus minutieuse, qui serait rédigée non plus en anglais, mais, cette fois-ci, dans l’une des langues de Tlön. Cette révision permanente d’un monde illusoire s’appelle Orbis Tertius et l’un de ses modestes démiurges portait le nom d’Herbert Ashe. 

Sergio Bonati, essayiste et critique d’art. 



Le rôle important de l’Institut des Grandes Interrogations 

Les missions de l’Institut des Grandes Interrogations ne sont pas toutes obscures, loin s’en faut ! Il en est au moins une qu’apprécient tous les Uqbariens : la règlementation des divertissements. En effet, tout ressortissant de ce pays régulièrement stigmatisé par l’Organisation Mondiale des Nations Lapines Confédérées est fier de pratiquer matin et soir des exercices de vigilance spirituelle, en accord avec la doctrine anti procréative qui est au fondement de sa charte constitutive ; un de ceux les plus prisés par les représentants de l’Institut s’intitule le jeu des spermatozoïdes à flinguer. Assimilable à un rituel prophylactique, il consiste, pour chaque officiant, à cribler de vingt-huit balles justicières l’effigie hideuse de ces suppôts de Satan figurant sur la majorité des panneaux de signalisation qui bordent leurs ravissantes oasis. Si profaner une peinture demeure, en Occident, un délit lourdement sanctionné par la loi, mitrailler avec délectation celles qui sont généreusement mises à disposition des résidants par l’Institut des Grandes Interrogations constitue un exercice hygiénique des plus revigorants auquel participent chaque jour, dans une bonne humeur contagieuse, des milliers d’Uqbariens.

Sonia Estrilit, rédactrice en chef de la revue Postures.