samedi 10 mars 2012

Présentation de Fleur Habitson, auteur de Plume, pinceau et bistouri par Nita Sisteroli

                La revanche d'Athéna d'Ignolargo Sefes (1893), ou le dé-jugement de Pâris



Notice 2

Au contact d’Alberto Fushni, Fleur Habitson apprit très vite que c’est le refus de se servir de certains mots qui crée le style, beaucoup plus que ceux que l’on emploie. Son paternel, qui, selon ses propres dires, n’était pas le dernier des imbéciles, était fortement lié à ce clapet à bagoulances, par l’une de ces amitiés à pincettes qui commencent invariablement par exclure la confidence et qui, bientôt, omettent définitivement le dialogue. Ce poilant de ses vioques qui vint, par la suite, assez régulièrement becqueter à la bonne franquette, lui paraissait relever d’une autre dimension. Sa nonchalance la laissait perplexe et admirative. Il ne se hâtait vers rien, ne suivait aucune direction, ne semblait se passionner pour aucun autre sujet que celui qui le faisait tchatcher à volo. D’ailleurs, hormis les rares parenthèses durant lesquelles il transpirait vraiment de la coiffe, laissant alors à sa baveuse la possibilité de s’enflammer pour des bricoles particulièrement chiadées, il donnait, le reste du temps, l’impression drolatique qu’il avait absorbé un soporifique à la naissance, sédatif dont l’effet prolongé lui permit d’ailleurs de conserver, au fil des ans, ce sourire narquois surplombant les événements, rictus sardonique qui la subjugua jusqu’à cet instant crevure où La Parque l’emporta. Il avait les œillades les plus coquines de la terre, et peut-être même de ses environs immédiats, et pourtant son regard mouillé de chien insuffisamment caressé donnait toujours envie à Fleur Habitson de lui planter un thermomètre dans le fion, afin de prendre la température de son cœur. On sentait que ce garçon s’était égaré ici-bas, dans notre pourrissoir des âmes, comme il se serait sans doute égaré en n’importe quel point de la galaxie. Quand il était comme ça dans son trente-sixième dessous, il paraissait habité par une connaissance qui enlevait définitivement poids et portée à tout ce qu’il faisait, et qui semblait lui murmurer qu’aucun geste qu’on exécute ne vaut qu’on y adhère, que rien, absolument rien ne peut être rehaussé par quelque trace de substance, que ce que l’on nomme « réalité » est du seul ressort de l’insensé. Adulte, lorsque son vocabulaire s’étoffa, lorsqu’elle parvint à le muscler et à le diversifier par mimétisme, elle comprit que ce mariole - dont, entre temps, elle était devenue la maîtresse - ne faisait que fuir élégamment la catastrophe de sa naissance et qu’il se démenait en vain pour essayer de l’oublier. Elle apprit incidemment, dans les cycles ovariens qui succédèrent à ses dix-huit printemps, par le crachoir de quelque Judas de circonstance, par la salive de quelque aliboron pontifiant qui osa cyniquement se prétendre son poteau, par la bave d’un certain Ben Harsiflout, que le bavardage par lequel Alberto Fushni était parvenu à l’envoûter n’était pas même de lui ; mais peu importait à Fleur Habitson : à ses yeux, il reflétait l’univers entier. Chaque fois que Fleur Habitson rencontrait Alberto Fushni, elle était prise d’une peur panique, identique à celle que doit connaître un gonocoque lorsqu’il voit débouler un torrent de streptomycine. Ce n’était pourtant pas son corps menu qui l’attirait, paix à son âme ! Loin de là, ajouterons-nous sans méchanceté ! Car même si son enveloppe charnelle n’offrait rien de franchement repoussant, toute sa vie durant il fut néanmoins
dans l’incapacité de lui proposer ne serait-ce que deux de ces fesses bien charnues ou l’un de ces chibres turgescents qui font irrésistiblement mouiller le porte-monnaie à moustaches de toutes les gisquettes de sa complexion : si Alberto Fushni avait été l’heureux détenteur ne serait-ce que de quelques petits deltoïdes rondouillets - le pauvre -, nul doute qu’il aurait tenté de les exhiber ou de les hausser, mais chacun sait qu’une bouteille de Château-la-pompe n’est jamais parvenue à hausser la moindre épaule. Sa petite voix de craie à rayer les écoutilles, sa mélodieuse diction d’ocarina - ou peut-être de robinet déglingué - avait parfois de surprenantes inflexions de castrat, et donnait toujours l’impression qu’elle était sur le point de définitivement s’emballer. Bien qu’indéterminée au possible, cette voix parvint cependant à ouvrir le cœur de Fleur Habitson, ou plutôt entraîna en elle ses propres raisons ; elle y déposa ses désirs, puis pénétra en ses cellules avec une évidence qu’elle fut bien incapable de contrecarrer. A cette voix, elle se soumit d’emblée, mais tout autant à cette élocution passionnée, à cette ferveur mobile du regard, à cette inégalable maïeutique, à la fois tendre et persuasive, sans oublier cette anesthésiante charité méridionale de la jactance et du geste. Il plaisait, il plaisait toujours à ses portugaises à l’affût de s’abandonner à tant de grâce dissertante, et elle se laissait alors ravir, tel un bouchon de liège, en la douceur du fil des eaux de son infatigable Parleuse. En la compagnie de cet homme, la vie lui semblait se résumer à un tour verbal, à un sophisme. Cet être s’efforçait en permanence de cacher, de ne pas dévoiler l’inextricable labyrinthe de sa réflexion et parlait comme en marge d’une conversation dont il était pourtant toujours le centre. Il préférait le ton interrogatif, et modestement consultatif, à l’affirmation magistrale. Jamais il ne pontifiait, ou alors par jeu. Lorsque son éloquence se faisait hésitante, prudente, tremblante même, c’est qu’il voulait vous faire l’honneur de vous décortiquer les étapes et les doutes de sa pensée, la segmentant à loisir afin de mieux vous en révéler son processus constitutif. Son tempérament l’obligeait à flotter, à s’éterniser dans l’équivoque. Les mouvements si expressifs de ses menottes, qui accompagnaient invariablement son baratin, comme d’ailleurs toutes les autres vibrations de son corps gracile, n’étaient chez lui que manifestations de l’esprit. Telles étaient les sensations d’une jeune fille éperdument amoureuse ! 

Nita Sisteroli, critique d'art de la revue Postures.