Le cordon sans fin (segment 1 à 52)
Notice 1
Dernière
muse d’Alberto Fushni, cette collectionneuse de renom se vit jadis
confier par Easy Art la mission somme toute délicate de relater la très
paradoxale posture intellectuelle de son défunt compagnon, qui parvint,
non sans brio, à faire la preuve de sa stérilité artistique. Le récit de
cette démarche singulière a été publié sous le titre Plume, pinceau et
bistouri, trois mots d’argot désignant le sexe masculin. A la mort
d’Alberto Fushni, Fleur Habitson hérita non seulement des objets et
peintures constituant le fabuleux cabinet des hypothèses masquées mais
également de l’invitation à poursuivre la déclinaison de la célèbre
partition 28 élaborée autrefois par Patti Iron et mise en forme
vingt-huit ans plus tôt par son amant, partition dont l’actualisation
est plus connue sous la dénomination du cordon sans fin (segment x à y).
Depuis le décès à Tsal Jaldoum de celui que, de manière par trop
réflexe, elle continue d’appeler son maître, elle n’a sollicité le
secours d’aucun vivant. Est-elle devenue maître à son tour ? A
l’évocation de cette pensée, elle rit d’elle-même et le sarcasme lui
vient pareillement aux lèvres, insulte délicieuse où l’orgueil joue avec
l’humilité dans une parfaite conscience de soi. Souvent, son mentor
aimait à l’entretenir de cette occupation inférieure qui consiste à
former des disciples : c’était presque toujours pour se reprocher
d’avoir besoin d’elle. Toujours, il s’étonnait qu’on pût accepter de
plein gré la servitude d’avoir une descendance intellectuelle. N’est-on
pas toujours esclave, disait-il, de celui qui vous imite et qui cherche à
vous prolonger ? Et elle, a-t-elle encore besoin de lui ? Le parcours
initiatique de Fleur Habitson dans le champ de l’art à contretemps
démarra assez tôt, alors qu’elle n’était âgée que de seize piges.
Pourtant, elle se souvient encore distinctement de ce moment-clé où sa
vie bascula. La rencontre déterminante avec son Baragouineur des Etoiles
se fit dans l’immense burlingue de son dabe, et ce fut, pour ne rien
vous cacher, une véritable commotion. En s’apprêtant à tourner la
poignée en cuivre de la lourde, elle n’était encore effleurée par le
moindre pressentiment se rapportant à la révélation qui l’attendait en
ce début d’après-midi d’été suffocant. De surcroît, qui aurait pu lui
prédire qu’en cet endroit si familier, en plein cœur de nulle part, son
destin allait définitivement se sceller ? A l’instant où elle poussa la
porte, d’emblée, c’est à une variété assez inédite d’extra-terrestre que
ses mirettes eurent affaire. Assis face à son géniteur, à qui il était
en train de faire un gentil brin de causette, elle ne vit tout d’abord
que son dos, puis seulement ensuite, tatoué à l’arrière de son crâne
glabre, en guise de révélateur d’une absence totale de cresson sur la
cafetière - je fais allusion, ici, à sa caboche tondue et luisante -, un
spermatozoïde stylisé qui devait bien mesurer, mon dieu, onze
centimètres de hauteur. Dès lors, elle n’eut d’yeux que pour cette
bestiole comique qui semblait lui être montée au ciboulot. Au lieu de se
bidonner, de se boyauter en sourdine, comme l’aurait sans doute fait
n’importe quelle autre gamine surprise par tant d’incongruité, par
semblable bizarrerie, son premier réflexe - étrange préoccupation,
lorsqu’elle y repense aujourd’hui - fut de s’enquérir de l’âge du
monsieur auprès de sa dobe : à l’évidence, les premières informations
qu’elle recueillit de sa Parleuse avisée indiquaient que tous les
espoirs lui étaient encore permis, car il n’avait, selon sa mère - qui
était toujours extraordinairement bien rencardée -, guère davantage que
vingt-huit ans de plus qu’elle. En découvrant tout à trac son incroyable
sac à mots, je veux parler de ce jargon particulièrement tarabiscoté
qui la laissa momifiée, elle n’eut plus qu’un désir, celui de coller son
esgourde à cette conversation abracadabrante qu’il anima durant
plusieurs plombes d’affilée autour d’un sujet des plus troublants, sujet
qui fut cependant totalement hermétique à la pisseuse fort insouciante
qu’elle était alors. Cet homme qui la fascinait était une créature
empêtrée dans l’archéologie des vocables, un fanatique de la
futilité universelle. Il possédait cette faculté de modifier son
vocabulaire, son accent et jusqu’au son de son timbre, selon la Carne
Balbutiante qui lui donnait la réplique. La politesse exigeait, selon
lui, ce genre de concessions, accommodation au dialecte de son
interlocuteur, avec des variantes à l’infini.
Catherine Billetfranc, critique d'art de la revue Postures.